XVIIème Session – Partie 2 – Chapitre 12 : Les territoires

PARTIE 2 : LES DÉFIS DE LA FRANCE DU 21ème SIÈCLE 

CHAPITRE 12 : LES TERRITOIRES

La France et ses territoires, une histoire complexe

La France, depuis le 17ème siècle mais surtout après la Révolution, a fait le choix explicite de la centralisation, dite « modèle jacobin », vantée comme un modèle et d’ailleurs souvent copiée dans d’autres pays. Ce choix avait effectivement ses mérites : simplicité de l’organisation ; faibles coûts de fonctionnement ; unité des normes et des services publics sur tout le territoire. L’État français est ainsi la résultante d’une construction historique ; il en porte les stigmates tant il est vrai que les conflits d’influence entre l’État et les territoires – qu’on appelait naguère les provinces – sont aussi vieille que la France. Ils ont toujours été réglée à l’avantage de l’État central, que ce soit par la force des armes, de la conviction politique ou de l’efficacité.


En 1947, le géographe Jean-François Gravier expliquait déjà dans Paris et le désert français comment Paris (et déjà dans une moindre mesure Lyon, Marseille et la Côte d’Azur) « dévorait » les ressources humaines et politiques d’une France alors en plein exode rural.
« L’effort multiséculaire de centralisation, qui fut longtemps nécessaire à la France pour réaliser et maintenir son unité malgré les divergences des provinces qui lui étaient successivement rattachées, ne s’impose plus désormais », lançait le général de Gaulle à la Foire internationale de Lyon, le 24 mars 1968. Un discours qui se traduisait par l’ultime dessein du père de la Ve République : l’association des élus et des forces vives des régions au sein d’une instance étroitement contrôlée par l’Etat. Couplée à la mise à bas du Sénat, cette réforme a été repoussée par le peuple français voici un demi-siècle, le 27 avril 1969.
Mais de nombreux facteurs, notamment la complexification de la société et l’accroissement des exigences des citoyens mieux formés et davantage attachés à la démocratie locale, ont conduit la France à évoluer vers un modèle plus décentralisé commun à la plupart des pays occidentaux développés avec un principe de subsidiarité: ce qui relève à l’évidence de la proximité et de l’administration du quotidien doit aller vers le local. Cela s’est traduit par les importantes réformes du début des années 80, ce mouvement s’étant poursuivi depuis, notamment avec l’affirmation dans la Constitution, par la réforme de 2003, que l’organisation de la France est décentralisée.
Aujourd’hui certains reprennent les analyses de Jean-François Gravier – heureusement dépouillées de leurs références aux idées de l’Action française – pour décrire un territoire composé d’une douzaine de métropoles prospères attirant les gagnants de l’économie mondialisée de la connaissance, tandis que les perdants s’étioleraient dans des territoires ruraux « sinistrés » ou « à la marge » de l’évolution du monde.
C’est bien cette double dynamique territoriale et démographique qui interroge: le cœur des métropoles abriterait cadres, professions libérales et professions intellectuelles, tandis qu’une France populaire serait contrainte de se loger dans des zones périphériques et les territoires périurbains. Phénomène que Jérôme Fourquet intègre dans son « archepélisation » de la société et que David Goodhart reprend en opposant les « nowhere » des territoires périphériques et les « anywhere » des cœurs de ville.

Une césure qui existe pourtant depuis longtemps entre « France d’en haut » et « France d’en bas », pour reprendre la formule popularisée par Jean-Pierre Raffarin, mais qui a été récemment et violemment mis en exergue par le mouvement des « gilets jaunes ».
En dépit des différentes étapes de décentralisation, les difficultés seraient toujours présentes : complexification des modes de gouvernance locale, nouveaux rapports aux territoires induits par une société du mouvement perpétuel, contrainte financière, normes, responsabilité des élus locaux, attentes et exigences toujours plus grandes des citoyens.
Les réformes auraient mis les élus locaux, notamment municipaux, sous tension. Ainsi, au début de 2019, les maires disaient ne pas vouloir de bouleversement institutionnel. Cette attitude s’inscrivait dans un contexte d’incompréhension avec l’exécutif : 80 km/h sur les départementales, suppression de la taxe d’habitation, asphyxie des contrats aidés, contrats de Cahors, sans oublier le mouvement #BalanceTonMaire.
Si les élus locaux sont tardivement revenus en grâce pendant la crise des « gilets jaunes », puis à travers des gestes comme l’adoption d’une loi dite Engagement et proximité, il reste que, à la veille des municipales de mars 2020, seuls 31 % des maires disaient avoir confiance dans la parole du Gouvernement pour la mise en œuvre des futures réformes locales. Par contraste, à travers de multiples initiatives, les élus locaux encourageaient à tirer toutes les conséquences des réformes précédentes et en appelaient à une confiance de l’État dans ses territoires.
Certes, les collectivités territoriales ne peuvent pas tout faire, ni compenser à elles seules les mutations du capitalisme qui provoquent l’effondrement des territoires industriels, ni inverser les mouvements de populations, ni répondre à toute l’ampleur du défi écologique. Pourtant, la crise liée à l’épidémie de Covid-19 a mis en lumière les blocages et les lourdeurs de l’État central, quand les collectivités territoriales, c’est- à-dire les élus locaux, semblent avoir fait de leur côté la démonstration de leur réactivité, leur adaptabilité et leur inventivité.

La crise de la COVID ou la victoire des collectivités territoriales.

L’après Covid verra-t-il ainsi l’affrontement entre ceux qui voudront plus de mondialisation ou ceux qui la pensent impossible de produire de vraies solidarités? Les territoires peuvent-ils représenter une nouvelle alternative à l’efficacité de l’action publique? Eux qui se trouvent au carrefour de toutes les politiques: l’économie, l’approvisionnement de la chaîne alimentaire, l’aide au secteur médical, la réindustrialisation?
Aurait-on assisté durant la crise au naufrage d’un État qui veut s’occuper de tout et cherche avec son obsession des procédures et des mises en conformité, à contrôler les initiatives des forces vives et des collectivités locales? Cet État qui voudrait « s’occuper de tout » n’aurait pourtant pas été en mesure de garantir la sécurité sanitaire du pays. L’Etat serait-il donc trop complexe? Trop jacobin?
Comment expliquer les scènes de conflits politiques entre l’Etat et les collectivités territoriales qui révèlent toutes les faiblesses et les contradictions de la décentralisation actuelle.
L’État qui réquisitionne les masques achetés par une région; l’État qui annule des décisions prises par des maires pour juguler l’épidémie; des présidents de région qui s’enflamment comme Xavier Bertrand président des Hauts-de-France quand il déclare « au-delà de la dimension sanitaire, la gestion de la pandémie a souligné les limites de l’État. Mais cela ne date pas d’aujourd’hui. Son rôle, normalement, est de protéger, éduquer, soigner et avoir une vision stratégique. Et ce rôle, l’État ne le remplit plus depuis longtemps », des maires de grandes villes qui disent au préfet: « Laissez-nous faire puisque vous ne savez pas. »
L’État central a montré une rare impéritie entravé par une lourdeur administrative et qui empêchent les instructions du sommet d’être appliquées. Un mélange explosif de bureaucratie et de désinvolture. Or la gestion de crise a besoin d’autorité. Le gouvernement a bel et bien semblé dépasser au début de la crise, perdant une grande part de sa crédibilité et de sa confiance en visant à cacher ses erreurs (masques et respirateurs, tests, médicaments…).
Le gouvernement semble pourtant et progressivement avoir pris la mesure de ce risque et en appelle maintenant – dans les discours – aux élus locaux pour prendre le relais des décisions qu’il a déjà prises. C’est dans cette carence de l’État que les collectivités locales s’engouffrent.

Une nouvelle étape pour la décentralisation ?

Fondant leur envie d’existence sur Alexis de Tocqueville qui rappelait dans « De la Démocratie en Amérique » que « c’est dans les communes que réside la force des peuples libres » Les élus locaux semblent supporter de moins en moins un État français qui prend tout à tour le visage froid de l’État bureaucratique ou celui faussement maternel de l’État-providence et ont de plus en plus de mal à comprendre l’approche centralisée et uniforme de la gestion de crise qui a conduit à certains manquements. Alors que le gouvernement se retrouve ainsi au pied du mur, les élus locaux se pensent légitimes pour demander que les responsables politiques nationaux fassent confiance aux initiatives des collectivités territoriales en acceptant différenciation et expérimentation, en respectant diversité et particularisme.
Assisterons-nous à une énième réforme de l’État ou à une révolution pacifique, qui aboutira à la reconnaissance de l’autonomie des collectivités locales dans l’objectif de redonner aux citoyens la liberté d’initiative et de mobiliser toutes les énergies pour permettre à la nation de surmonter cette épreuve et d’engager son redressement ?
Dans ce cadre, le Gouvernement a présenté un plan de relance économique exceptionnel de 100 milliards d’euros qui privilégie les secteurs structurants et porteurs d’emplois, tout en réduisant les émissions de gaz à effet de serre et en renforçant la cohésion sociale et territoriale.
Le soutien à l’investissement local est au cœur de cette politique économique. Ainsi aux 9 Md€ de dotations d’investissement pour les collectivités votés dès la loi de finances initiale pour 2020, s’ajoutent désormais les efforts du plan de relance.
Mobilités douces, transports en commun, rénovation des établissements scolaires et des logements sociaux, relocalisation industrielle, revitalisation des commerces de centre-ville, reconquête de la biodiversité, relocalisation de la production industrielle dans les territoires, investissements dans les « villes de demain » (financés par le quatrième programme d’investissements d’avenir « PIA 4 »), projets hospitaliers prioritaires, rénovation énergétique des bâtiments publics, équipement numérique des établissements médico-sociaux… Tous les secteurs d’intervention des collectivités sont concernés par le plan France relance.
Le Premier ministre, Jean Castex, a ainsi considéré que « la France des territoires détient en large part les leviers du sursaut collectif » ; « Nous devons réarmer nos territoires, nous devons investir dans nos territoires, nous devons nous appuyer sur nos territoires. C’est l’objet de la relance ».
La déclinaison territoriale de la relance comprend ainsi trois volets : les dotations directes aux collectivités locales mises en œuvre par les préfets de région, les mesures qui pourront être contractualisées ainsi que les mesures ministérielles déployées à l’échelon local.

La vérité d’une République construite sur deux piliers – l’État et les collectivités territoriales – semble s’imposer plus que jamais comme une évidence pour la performance de l’action publique au service de nos concitoyens qui aspirent plus que jamais à « bien vivre ». Or investir dans les infrastructures, c’est se déplacer facilement, boire une eau de qualité sans gaspillage, être protégé des catastrophes naturelles, bénéficier d’un éclairage public économe en énergie, disposer du Très Haut Débit partout… et c’est pas conséquent offrir la possibilité aux citoyens d’évoluer dans un cadre de vie à la hauteur de leurs attentes.
L’Etat est à l’heure du choix. Si il souhaite être plus fort, plus performant, plus lisible dans son action, il devra engager un nouvel acte de décentralisation permettant enfin de faire des collectivités de véritables partenaires plutôt que des supplétifs contraints d’agir dès que sont constatés des manques ou des retards. Mais l’efficacité d’une décentralisation ne se décrète pas. Il est d’abord et avant tout question de confiance dans les institutions et dans les élus. Comme l’écrivait l’ancien délégué à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (Datar) Olivier Guichard, dans son rapport « Vivre ensemble » de 1976 remis à Valéry Giscard d’Estaing, il faudrait – enfin – réussir à sortir « d’un système où les Français assimilent toute administration à l’Etat, où ils voient dans leur maire tantôt un administrateur à responsabilité limitée, tantôt un avocat, où ils sont les administrés d’une organisation massive, hiérarchique, indépendante, qu’en tant que citoyens ils ne peuvent commander que malaisément d’en haut et médiocrement influencer d’en bas. » Cela est-il tout simplement possible? N’existerait-il pas un paradoxe français entre une demande de décentralisation et une volonté d’état fort et présent partout et de la même façon pour tous?

Un discours décentralisateur ?

Le Président Emmanuel Macron a appelé le 14 juin 2019 à « libérer la créativité et l’énergie du terrain ». Avec la crise sanitaire liée à la pandémie de coronavirus, les appels au renforcement de l’échelle « locale » de la politique semblent se renforcer. Les trois grandes associations d’élus locaux rassemblées au sein de Territoires unis ont présenté d’ailleurs début juillet 2019 leur projet d’une « nouvelle répartition des compétences entre l’État et les collectivités ».
Mais plutôt que de s’aventurer dans une nouvelle étape de décentralisation, le gouvernement et les municipalités nouvellement installées ne devraient-ils pas plutôt faire le bilan des précédentes?
Le phénomène de métropolisation de notre territoire, corollaire du dogme de la concurrence entre territoires et collectivités, n’aurait-il pas au contraire renforcé les inégalités d’accès aux services publics et permettrait- il de répondre aux urgences écologiques, sociales et démocratiques auxquels nous faisons collectivement face ?
En effet, en donnant plus de responsabilité aux collectivités, celles-ci se trouvent en compétition les unes contre les autres, tant pour la valorisation de leurs actions que pour l’accès aux ressources et font ainsi perdurer les inégalités territoriales.
Les discours sur le localisme et la décentralisation masqueraient-ils le désengagement discret mais dangereux de l’État? C’est la thèse défendue par Aurélien Bernier, essayiste et auteur de L’illusion localiste (éditions Utopia, 2020), un livre qui dénonce « l’arnaque de la décentralisation dans un monde globalisé ». Pour l’auteur, cette volonté de « localisme » comporte un fantasme selon lequel on pourrait « reconquérir » la démocratie par le local. Dans son livre il est ainsi convaincu que c’est tout le contraire qui se produit, car on assisterait à une concentration des décisions politiques sans précédent, notamment avec un droit européen totalement acquis au libre-échange et aux politiques d’austérité. Il y aurait donc là « un vrai mensonge de dire qu’on regagne des espaces de démocratie simplement parce qu’on associe des comités de quartier à des projets de voirie de la commune. »
Loin de l’enthousiasme de certains élus, Aurélien Bernier estime que la fable du « localisme heureux » permet de masquer le désengagement de l’État et des services publics sur les territoires, tout en organisant « le transfert des pouvoirs aux élites locales » sans progrès démocratique substantiel.
Si le territoire français, par sa géographie et histoire, est une force de la France, elle doit être utilisée à bon escient dans une environnement concurrentiel de plus en plus complexe.
Quand on évoque la décentralisation il ne peut pas y avoir « d’entre deux », de demi-mesure.
Soit la France est capable de transformer en profondeur son modèle organisationnel en tendant vers une organisation fédérale et laissant ainsi la responsabilité aux régions de s’organiser.
Soit l’Etat se donne les moyens de développement ses territoires avec une vision d’ensemble pour profiter des atouts du pays. La crise a montré l’intérêt d’avoir une politique globale, coordonnée, cohérente. À la France de tirer profit de la richesse de ses territoires.